Détruire la misère
Il y a quelques jours, au hasard de mon fil d’actualités Facebook, j’ai découvert ce reportage qu’avait partagé une amie d’enfance sur son mur. Son coup de gueule en commentaire m’a interpelée et j’ai ouvert le lien. Il s’intitule « Enfants du terril : vivre malgré la misère ». Il est signé Frédéric Brunnquell et Anne Gintzburger. Frédéric Brunnquell est un réalisateur déjà familier du sujet et Anne Gintzburger est journaliste et productrice. Elle a créé la société de production Chasseur d’étoiles qui s’inscrit dans une démarche volontairement engagée sur des grandes questions de société. Leur documentaire est juste, sensible, factuel, sans jamais tomber dans le pathos. Un sacré boulot…
Tourné à la manière d’un film, il raconte le quotidien de Théo, de Loïc et de leur maman, une famille d’une cité minière délabrée de Lens. Il parle de la pauvreté et de tout ce qu’elle entraîne, mais aussi du harcèlement scolaire ou encore de l’homophobie. Il est saisissant.
La pauvreté, c’est un sujet de fond. En 1849, Victor Hugo s’en emparait dans son discours « Détruire la misère » :
« Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère.
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n'est pas fait, le devoir n'est pas rempli.
La misère, messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir jusqu'où elle est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu'où elle peut aller, jusqu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen Âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver.
Voilà un fait. En voulez-vous d'autres ? Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n'épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l'on a constaté, après sa mort, qu'il n'avait pas mangé depuis six jours.
Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon !
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu !
Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé ! »
Deux siècles plus tard, le bilan n’est pas glorieux. En France, une personne sur sept vit sous le seuil de pauvreté. En dix ans, 1,2 millions de personnes ont vu leurs revenus descendre sous ce niveau. Et on a beau tordre les chiffres dans tous les sens, choisir un mode de calcul plutôt qu’un autre, le constat est le même, la proportion de personnes sous le seuil de pauvreté ne cesse d’augmenter.
Comment, en 2017, cela est-il encore possible ? Comment peut-on supporter que des milliers d’enfants partent à l’école le matin le ventre vide parce que leurs parents ne peuvent plus les nourrir ? Comment peut-on envisager que d’autres arrivent en classe sans chaussures ? Ou que des parents ne puissent pas faire soigner leurs enfants parce qu’ils n’en ont pas les moyens ? Comment ne pas être révolté ? Comment faire pour fermer les yeux ?
Les conséquences de la pauvreté sont effroyables, à tous les niveaux. On pense évidemment aux problèmes de logement, d’alimentation, de santé, d’accès aux loisirs et à la culture. Mais on pense moins au reste. L’exclusion sociale des enfants, la perte de confiance en soi, la perte de confiance en l’avenir. Les difficultés à apprendre, à se construire, à grandir. Comment croire à un futur meilleur quand on n'a connu que le pire ? A long terme, les conséquences sont immenses.
A l’heure où les politiques s’arrachent des miettes de pouvoir, que fait-on vraiment ? Bien-sûr, il y a ces milliers de personnes qui se démènent chaque jour dans des associations ou dans d’autres types de structure pour améliorer le quotidien de ceux qui en ont besoin. Il y a aussi tous ceux qui font des petits gestes au quotidien. La somme de tous ces actes est énorme. Et heureusement que ça existe. Mais les vraies décisions, les vrais choix, les mesures durables, c’est pour quand ? Combien de temps encore la misère continuera-t-elle à faire des ravages ?
Au-delà de ce terrible constat, ce qui m’atterre est la dichotomie qui existe entre ces personnes qui galèrent au quotidien pour survivre, et tous ceux qui, englués dans le consumérisme roi sont tombés dans l’extrême inverse. Ceux qui ne savent plus se contenter de ce qu’ils ont parce qu’ils ne réalisent pas qu’ils ont déjà beaucoup.
La veille de ma découverte de ce documentaire, alors que j’écoutais un podcast de France Inter où Gaël Faye (musicien et écrivain qui est né au Burundi d’une mère rwandaise et d’un père français) parlait du Rwanda et de ce qu’il est devenu maintenant, j’ai levé les yeux vers l’écran de télévision où défilaient des publicités pour de la crème anticellulite, du parfum hors de prix et des voitures bourrées de gadgets inutiles. J’avais dans les oreilles cet homme qui parlait des rwandais qui étaient heureux de peu, et devant les yeux le dernier smartphone à 800 euros qui fait de nous des has-been si nous ne l’avons pas. Je me suis dit, encore une fois, que le monde ne tournait pas tout-à-fait rond. Que la société dans laquelle nous vivons me pose un vrai problème.
Parce que j’ai de plus en plus de mal à supporter que des enfants n’aient pas accès à la cantine parce que leurs parents ne peuvent plus la payer alors que d’autres piquent des crises et en finissent même par être mal dans leur peau parce qu’ils n’ont pas les fringues de la bonne marque ou le dernier portable à la mode.
Parce que je ne comprends pas que l’on puisse continuer à dire que tous ces gens qui n’ont pas de boulot n’ont qu’à se bouger parce que « si on veut vraiment bosser on en trouve du travail ».
Parce que ça me révolte que des destins d’enfants soient brisés avant même qu’ils aient pu tenter quoi que ce soit, juste parce qu’ils n’ont pas eu d’autre choix que de ne connaître que la misère.
Parce que je déteste cette réalité qui exclut ceux qui, en raison de leur niveau de vie, de leur culture, de leur handicap ou de leurs préférences sexuelles, ne sont pas dans cette foutue norme.
Parce que si on n’y prend pas garde, cette société va faire de nous des gens vraiment détestables.
Je ne sais pas comment changer les choses. Je ne sais même pas si c’est possible. Mais aujourd’hui, je suis convaincue que ce changement doit venir des petits pas que chacun peut faire.
Pour refuser d’entrer dans ce moule.
Pour avoir le courage de regarder la réalité en face.
Pour prendre suffisamment de recul pour ne pas se laisser abrutir par les diktats qui nous sont imposés.
Pour élever nos enfants dans des valeurs où l’homme prime sur l’économie.
Pour prendre quelques minutes et regarder autour de soi. Regarder vraiment. Et tendre la main.
Pour contribuer, chacun à son échelle, à construire un monde un peu meilleur.
Pour défendre ce que l’on pense être juste.
C’est de notre responsabilité, à tous.
Evidemment, il faut en avoir envie. Mais j’ai encore suffisamment confiance en l’humanité pour y croire un minimum.