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Le macaron à la pistache, les vieilles et moi


Paris, rue de Londres.

On est vendredi. Il est 14:30.

Je suis sortie entre deux rendez-vous.

Besoin de prendre l’air.

Je m’installe devant un macaron à la pistache et une San Pellegrino. Il fait beau. Je respire.


Devant moi trois femmes âgées. Quatre-vingts ans je dirais. Ou plus, je ne sais pas. Passé un certain stade, la vieillesse n’a plus d’âge. Même spectacle à droite et à gauche. Le début d’après-midi doit être l’heure des vieilles copines.

Je tends l’oreille, un peu malgré moi. Elles ont la voix chevrotante, elles parlent de leurs bobos et d’Huguette qui doit se faire opérer lundi. Elles se demandent à quel moment il faudra appeler pour prendre des nouvelles.

Celle du fond a un peu forcé sur le maquillage, qui fait écho aux lourdes créoles qui pendent à ses oreilles et au déshabillé en dentelle que l’on devine sous le chemisier. Je me demande si je serai aussi coquette qu’elle si je parviens un jour à atteindre son âge. Soyons réalistes, il y a peu de chance que ce soit le cas.

Quand elle enchaîne sur les détails de son glaucome j’essaie de me concentrer sur mon macaron.

Peine perdue.

Sa voisine de gauche surenchérit. Elle aussi a mal partout.


Je pose mes yeux sur elles. Avec délicatesse, avec douceur, en faisant presque semblant. Comme pour ne pas les abîmer. Comme pour éviter d’en rajouter une couche. Les cheveux affinés, presque asséchés, les doigts tordus, les poignets décharnés qui sortent d’un pull bouloché, la peau du cou en lutte contre la pesanteur, les tâches sur les mains noueuses, le rouge à lèvres que l’on devine posé dans un tremblement maladroitement maitrisé. Je me demande ce qu’elles vont faire après, quand elles quitteront ce salon de thé. Si je n’avais pas cet autre rendez-vous qui m’attend, j’irais courir. Ou nager. Ou simplement marcher dans Paris.

À quel moment on se rend compte qu’on ne peut plus courir ? Ni nager. Ni décider d’aller marcher sans but précis. À quel moment on arrête de faire ce qu’on a toujours aimé faire ? Et comment on survit à ça ? Comment on continue malgré tout ?


La troisième tord le cou à la ronde des jérémiades. Elle a fait son dernier contrôle. Tout va bien. Ses copines lui disent qu’elle a de la chance. Ne te plains pas. Ça tombe bien, c’est ce qu’elle fait. Ça me rappelle ma grand-mère qui citait toujours en exemple ceux qui ne se plaignent jamais malgré les plus grands malheurs du monde qu’ils collectionnent. Ça me faisait toujours culpabiliser parce que j’avais l’impression de me plaindre pour rien. On nous dit toujours qu’il y a pire. C’est vrai. Mais est-ce une raison pour se contenter d’une vie à moitié ? Ne vaut-il pas mieux se payer le luxe de s’apitoyer un bon coup sur son sort si ça nous sert à rebondir ensuite pour aligner ce qui doit l’être ? Bref... le sujet reste entier.


Elle enchaîne en disant que c’est grâce à ses parents si elle est comme cela. Positive. Vaillante, malgré son visage chiffonné, son dos voûté et les bandes autour de ses chevilles. J’ai envie de me glisser au creux de son oreille et de lui murmurer que c’est aussi grâce à elle. Aux choix qu’elle a faits, aux directions qu’elle a prises, à sa façon d’aborder la vie.

Elle parle d’une couverture dans laquelle sa mère l’emmaillotait quand elle était bébé. Couverture qu’elle garde précieusement. La femme au maquillage rebondit en expliquant qu’elle a toujours sur elle un mouchoir de son mari qu’elle cache au fond de son sac à main depuis qu’il est mort. Je pense à la couverture blanche que j’ai tricotée quand j’étais enceinte de ma première fille. Elle aussi l’a encore. Elle dort même avec quelquefois. Et quand j’y réfléchis un peu j’en trouve plein des souvenirs. On en a tous à la pelle.

C’est chouette les souvenirs. C’est ce qui reste de ce qui nous a construit. En bien. Et en moins bien. Et je me demande aussi à quel moment ça nous détruit. À quel moment il faut les oublier. À quel moment il vaut mieux faire le choix de les lâcher.


Le macaron prend une tournure un peu trop philosophique à mon goût. Je me lève et je leur souhaite une bonne journée. Elles me répondent en m’appelant Madame. Ça file toujours un coup de vieux. Et en même temps ça a un côté très chic. Tant pis pour mes envies de jeunesse. Ce sera pour un prochain macaron.

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